18
Guidés par la piste et la fumée

 

 

Les quatre compagnons portaient d’épaisses fourrures et avaient l’habitude, depuis des années, du rude climat du Valbise, aussi l’hiver qui les accueillit un peu au nord de Luskan ne les dérangea-t-il pas tant que cela. En certains endroits, la neige s’était accumulée, en d’autres la glace recouvrait le sol, mais le groupe avançait vaille que vaille. Bruenor, devant Catti-Brie et Régis, ouvrait la piste de son corps râblé. Drizzt, sur le côté, faisait office de guide.

Leur allure était très bonne, vu la mauvaise saison et la difficulté du terrain, mais naturellement Bruenor trouvait toujours des raisons de maugréer :

— C’fichu elfe au pied léger qui brise même pas la croûte ! marmonna-t-il en labourant une congère qui lui arrivait plus haut que la taille, tandis que Drizzt, mi-glissant mi-courant, restait à la surface. Faut l’faire manger davantage, qu’il mette un peu d’viande sur sa carcasse !

Derrière le nain, Catti-Brie sourit. Elle savait, tout comme Bruenor, que la facilité du drow tenait davantage à son parfait équilibre qu’à son poids : il savait le distribuer idéalement et pouvait s’appuyer davantage d’un côté dès qu’il sentait la neige prête à céder sous lui. La jeune femme avait à peu près la même taille que Drizzt, elle devait peser un peu moins que lui, mais elle restait incapable de se mouvoir avec son aisance.

Avançant donc, contrairement aux autres, à la surface de la couche neigeuse, l’elfe noir avait un meilleur point de vue sur le terrain d’éminences blanches qui les entourait. C’est ainsi qu’il remarqua une trace sur le côté, pas très loin, et récente ; quelqu’un avait forcé son chemin de la même manière que Bruenor le faisait à présent.

— Halte ! cria Drizzt.

Au même moment, il nota un autre élément insolite : de la fumée devant, plus loin, s’élevant en une fine ligne comme au sortir d’une cheminée. Il la regarda quelques instants, puis revint à la piste non loin d’eux, qui semblait se diriger en gros vers cette fumée. Il se demanda s’il y avait une relation. Peut-être s’agissait-il du refuge d’un trappeur, ou d’un ermite…

Ses amis apprécieraient sans doute un peu de repos. Drizzt fila vers la trace dans la neige. Cela faisait presque une dizaine que les compagnons avaient quitté Luskan, et ils n’avaient bien pu s’abriter que deux fois la nuit, celle après leur départ, chez un fermier, et une autre dans une caverne.

Mais l’espoir du drow de pouvoir passer quelques heures plus confortables diminua quand il constata que les empreintes de pied faisaient en taille plus de deux fois les siennes.

— Alors, l’elfe, t’as quoi ? appela Bruenor.

Drizzt fit signe aux autres de le rejoindre en silence.

— Ce sont de gros orques, peut-être, supposa-t-il quand ils furent ensemble. Ou de petits ogres.

— Ou des barbares, suggéra le nain. J’ai jamais vu d’aussi grands pieds, pour des humains, qu’chez eux !

Le drow examina de plus près une des traces, se penchant jusqu’à la considérer de quelques centimètres. Il secoua la tête.

— Ils sont trop lourds, estima-t-il, en outre ils portent des bottes, non les mocassins souples des tribus.

— Des ogres, alors, appuya Catti-Brie, ou de gros orques.

— Ces espèces ne manquent pas dans la montagne, rappela Régis.

— Ils vont vers la fumée, indiqua Drizzt en désignant le fin panache devant eux.

— C’est p’t’être eux qui ont allumé le feu, envisagea Bruenor. (Un sourire malicieux sur le visage, il se tourna vers Régis.) Allez, vas-y, Ventre-à-Pattes !

Régis blêmit, songea qu’il en avait peut-être trop fait au camp orque de l’autre fois, quand Bruenor et lui se rendaient à Luskan. Il ne comptait pas se dérober à ses devoirs envers le groupe, mais, s’il s’agissait d’ogres, il ne ferait vraiment pas le poids ! Sans compter que ces monstres-ci aiment beaucoup les halfelins… à la broche.

Le petit homme s’arracha à ses réflexions pour constater que Drizzt le regardait avec un grand sourire entendu, comme s’il avait lu dans ses pensées.

— Ce travail n’est pas pour Régis, décida l’elfe noir.

— Mais il l’a fait quand on allait à Luskan ! assura Bruenor. Et bien, en plus.

— Pas avec cette neige. Aucune chance de se camoufler dans toute cette blancheur. Non, allons-y ensemble pour voir s’il s’agit d’amis ou d’ennemis.

— Si ce sont des ogres, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Catti-Brie. Tu crois vraiment qu’on a besoin d’une bagarre ?

L’expression du drow indiquait clairement que l’idée de se battre ne lui déplaisait pas, pourtant il secoua la tête.

— S’ils ne font pas attention à nous, autant ne pas nous occuper d’eux, estima-t-il. Mais voyons d’abord la situation… peut-être avons-nous une chance de trouver un refuge et un bon repas pour la nuit.

Drizzt se plaça en avant, toujours sur le côté, Bruenor suivit la piste déjà tracée. Le nain sortit sa grande hache dont il cala le manche du côté où il avait le bouclier au bras, et enfonça fermement son casque à une corne sur son crâne. Il était déjà prêt au combat. Derrière lui, Catti-Brie installa une flèche sur Taulmaril et en testa la tension.

S’il s’agissait d’ogres ou d’orques qui s’étaient déjà construit un abri, elle comptait bien occuper ce refuge avant la nuit ! Elle connaissait trop son père pour penser qu’il laisserait tranquilles ces sales bêtes.

 

* * *

 

— C’est à toi d’aller chercher du bois ! reprocha Donbago à son jeune frère, Jeddith. (Il le poussa vers la porte de la tour.) On sera tous gelés demain matin si tu n’en rapportes pas !

— D’accord, je sais ! maugréa le jeune homme. (Il passa une main dans ses cheveux gras, se gratta les poux.) Foutu temps ! Il devrait pas faire déjà si froid…

Les deux autres soldats de la tour de guet grommelèrent leur approbation. L’hiver était arrivé tôt, et en fanfare, à l’Épine dorsale du Monde, accompagné d’un vent glacial qui donnait l’impression de traverser directement les pierres de la forteresse sommaire pour venir mordre les gardes. Le feu dans l’âtre faiblissait, il n’y aurait pas suffisamment de bois pour la nuit. Mais il n’en manquait pas dehors, aussi personne ne s’inquiétait.

— Si tu venais m’aider, on aurait de quoi faire un vrai brasier, remarqua Jeddith.

Donbago grogna quelque chose à propos de son tour de garde au sommet, et prit l’escalier en même temps que son frère ouvrait la porte extérieure.

La brise passant par l’huis poussa le soldat jusqu’à l’étage. Deux gardes s’y trouvaient.

— Alors, qui est en haut ? fit Donbago, l’air sévère.

— Personne, répliqua un des hommes en escaladant l’échelle qui menait du centre du plancher circulaire au centre du plafond. La trappe est coincée par le gel.

Le soldat marmonna un peu, mécontent, puis rejoignit le bas de l’échelle en regardant son compagnon de guet frapper la trappe de métal qui donnait sur l’extérieur. Il fallut un peu de temps pour briser la gangue de glace, et Donbago n’eut donc pas à assister impuissant, du sommet de la tour, au spectacle de Jeddith, à dix mètres de l’entrée, penché pour ramasser du bois mort, inconscient de la présence de l’ogre caché derrière un arbre qui vint lui briser le crâne d’un seul coup de sa monstrueuse massue !

Le jeune homme s’écroula sans un bruit et le bandit le traîna hors de vue.

L’autre brute, en bas de la tour, fit davantage de bruit quand elle lança tout en haut un grappin attaché au bout d’une grosse corde ; le fracas fut recouvert par le bruit des heurts sur la trappe.

Avant que Donbago et son compagnon aient décoincé l’issue sur le toit de la tour, le demi-ogre avait saisi la corde à nœuds dans ses mains massives et grimpé jusqu’en haut du mur – dix bons mètres – pour aboutir sur ce même toit.

Le monstre, portant la main à la grande hache qu’il avait attachée dans son dos, se tourna vers la trappe au moment précis où elle s’ouvrait pour laisser le passage à Donbago.

Le demi-ogre fonça en rugissant sur le soldat, mais il ne fit que le repousser violemment sur le côté. La chance était avec l’homme : l’arme du monstrueux assaillant s’était retrouvée prise dans les liens qui l’attachaient à son porteur. Il n’en fut pas moins projeté avec force contre les créneaux, le souffle coupé.

Les poumons vidés, il ne pouvait même pas lancer un cri d’alarme pour son compagnon qui grimpait lui aussi sur le toit ! Le demi-ogre brandissait sa hache.

Donbago dut regarder la brute frapper son ami, le couper presque en deux. Il dégaina son épée, se força à se relever et chargea. Il laissa sa fureur le guider tandis qu’il fonçait sur le monstre ! Son compagnon d’armes, à moitié sorti par la trappe, était déjà à l’agonie. Le soldat avait de l’expérience, et il ne permit pas à cette vision d’horreur de l’entraîner dans un mouvement téméraire : il chargea avec conviction, rapidité, mais de manière réfléchie, lâchant un coup de taille faussement désordonné pour retirer son épée juste ce qu’il fallait ; la parade en force de la brute siffla sans aucun dommage.

Le soldat frappa d’estoc une fois, puis deux, fit reculer le monstre et lui ouvrit le ventre.

Le demi-ogre gémit, voulut battre en retraite, perdit l’équilibre sur la pierre glissante pour atterrir sans douceur.

Donbago bondit en avant, porta un coup puissant, mais, alors que sa lame descendait déjà sur le monstre, celui-ci porta un coup de son pied massif, projetant l’homme cul par-dessus tête. Pourtant le soldat avait pu frapper ; la brute blessée eut beaucoup de mal à se relever.

Le garde, déjà debout, frappait d’estoc et de taille. Il ne cessait de regarder tour à tour sa cible et son ami mort pour que la rage le stimule ! Alors même que le demi-ogre attaquait, il put encore lui porter un sérieux coup. Mais sa posture agressive ne lui permit pas d’éviter un impact heureusement marginal de la monstrueuse hache. Plus grave, il reçut un violent uppercut en plein visage, qui lui brisa le nez, les deux pommettes, et l’envoya droit contre le muret au bord du toit.

Il y resta affalé un moment, essayant de se convaincre de chasser les points noirs devant ses yeux, de se relever et de se mettre en défense… l’agresseur monstrueux lui fonçait dessus, il allait se faire écraser, dépecer…

Dans un grondement issu du plus profond de son ventre, Donbago, ensanglanté, à moitié assommé, parvint à se remettre sur pied, l’épée pointée devant lui dans une tentative piteuse de se protéger du coup qui, il n’en doutait pas, allait l’achever.

Mais le demi-ogre n’était pas sur lui. Il se tenait debout – non, à genoux, sur un genou – à côté de la trappe, la main sur ses entrailles qu’il tâchait de retenir en son corps, une expression d’horreur stupéfaite sur son mufle hideux.

Donbago ne tenait pas à attendre que la bête décide si oui ou non sa blessure était mortelle : il se rua vers elle, abattit à plusieurs reprises son arme sur le bras levé du demi-ogre. Quand enfin il put écarter le membre, il s’obstina à frapper de toute sa force, de toute son énergie, toujours motivé par la vision de son compagnon mort, par la crainte que son frère…

Son frère !

Le soldat poussa un cri, porta un coup monumental qui brisa le crâne du monstre, l’abattant pour le compte. Il ne s’arrêta pas là, ni même quand le demi-ogre eut définitivement cessé de bouger, et finit par réduire sa tête en bouillie.

Ensuite il se leva, tituba jusqu’à la trappe, voulut en faire sortir son malheureux compagnon. Cela ne donna rien ; il se résolut à le repousser vers le bas, le tint le plus longtemps possible avant de le lâcher, pour que la chute n’achève pas de disloquer le cadavre.

Refoulant de son mieux son horreur, ses larmes, Donbago appela les autres soldats pour qu’ils ferment la tour, les implora aussi d’aller chercher son frère.

Mais le combat faisait rage au-dessous, il l’entendait. Personne ne pouvait lui répondre.

Donbago n’avait plus assez de forces pour rejoindre ses compagnons. Il réfléchit aux possibilités qui lui restaient ; une nouvelle inquiétude le saisit : d’autres brutes suivaient peut-être la première le long du mur de la tour !

Il voulut se détourner de la trappe, du spectacle de son ami défunt dans la pièce juste en dessous, mais vit alors un autre soldat arriver en courant en haut de l’escalier.

— Des ogres ! cria l’homme en titubant vers l’échelle.

Il faillit arriver au premier échelon. Un autre assaillant le suivait ; il lança un grappin attaché au bout d’une chaîne, lequel se planta sur l’épaule du malheureux qui saisissait un barreau.

Donbago cria, commença à descendre rejoindre le soldat. Le demi-ogre, d’un seul mouvement inhumainement puissant, arracha sa proie de l’échelle, avec une telle rapidité et une telle brutalité qu’on aurait pu croire le malheureux disparu par magie !

… Pas tout entier : son bras s’accrochait encore au bois.

Donbago regarda vers l’escalier, dut alors assister aux derniers instants de l’homme que le demi-ogre jetait en bas des marches. Ensuite la brute leva les yeux sur le soldat sur le toit et lui adressa un sourire vicieux.

Le garde, trop mal en point pour se battre, s’écarta de la trappe, la referma très vite, puis roula sur le rond de métal, utilisant son corps pour le bloquer.

Un coup d’œil au demi-ogre mort non loin de lui lui rappela la précarité de sa position. Comme il n’entendait pas de bruit en dessous de lui, à part le combat au rez-de-chaussée, il bondit jusqu’au bord du toit pour en détacher le grappin qu’il garda avec lui en retournant s’allonger sur la trappe. De là, il put ramener la corde qui pendait le long du mur.

Quelques instants plus tard, le premier coup sous lui ébranlait son corps, faisait vibrer ses dents !

 

* * *

 

Drizzt nota que la porte de la tour était ouverte, et remarqua aussi la trace écarlate sur la neige non loin, près d’un bosquet. Puis il entendit le cri venu du toit.

Il fit signe à ses amis de se tenir prêts, sur leurs gardes, puis contourna l’édifice au pas de course ; il voulait se faire une idée de ce qu’il se passait pour savoir où sa présence serait la plus utile.

Catti-Brie et Bruenor restèrent sur la piste des ogres, en avançant prudemment, et répondirent aux signes de Drizzt qui eut alors la surprise de constater que le halfelin n’était plus avec eux : il courait vers la gauche, faisait lui aussi le tour de la bâtisse, mais de l’autre côté. Sa progression dans la neige était assez pénible, mais il atteignit finalement une zone où la roche avait été balayée par le vent. De là, baissé, il put se déplacer vivement vers l’arrière, d’ombre en ombre.

Le drow eut un grand sourire. Il pensait que Régis, selon son habitude, cherchait un coin bien à l’abri où se cacher !

Il reprit très vite son sérieux. Le danger était imminent, le combat avait même déjà commencé. Il vit un homme, tunique et figure ensanglantées, s’enfuir par la porte ouverte de la tour et courir en hurlant à l’aide.

Une silhouette imposante, celle d’un ogre monstrueux, se lança à sa poursuite. Elle levait une massue déjà souillée de sang.

L’humain avait quelques pas d’avance, mais l’elfe noir savait qu’il ne pourrait la conserver dans la neige : le pas plus large de l’ogre, ses jambes plus musclées, lui permettraient de rattraper sa proie, et, avec cette massue…

Drizzt décida de se joindre à cette course. Il eut le temps de signaler ses intentions d’un geste à Bruenor et Catti-Brie ; ils devaient poursuivre vers la tour. Le drow fonça, le pied léger, sans briser la croûte neigeuse.

Il craignit un instant que le monstre soit le premier à atteindre l’homme en fuite, mais celui-ci trouva un regain d’énergie… et finit par un plongeon dans un précipice où il bascula.

L’ogre s’arrêta au bord du trou, l’elfe noir le héla. La brute parut ravie de se détourner pour combattre ce nouvel adversaire. Évidemment, la lueur avide dans ses yeux s’effaça, son grand sourire réjoui se changea en une expression de surprise à la vue de l’identité de ce nouvel adversaire : un drow !

Drizzt attaqua durement, les cimeterres tournoyant. Il espérait en terminer vite avec la créature ; ensuite il pourrait aller voir le blessé en bas avant de repartir à la tour aider ses amis.

Mais le monstre n’était pas un ogre ordinaire. Il s’agissait d’un combattant aguerri, trois mètres de muscles, d’os, qui jouissait d’une étonnante agilité dans la manœuvre de sa massue hérissée de pointes !

L’impatience du drow faillit lui coûter très cher : alors qu’il se ruait en avant, ses lames décrivant deux arcs symétriques éblouissants, l’ogre vif recula juste ce qu’il fallait, hors de portée, et abattit avec une force prodigieuse sa massue sur un cimeterre. Drizzt eut le plus grand mal à ne pas le lâcher ; dans le cas contraire, il l’aurait peut-être définitivement perdu dans l’épaisse couche de neige.

Cependant, l’elfe noir, non content de faire éviter le coup à son autre cimeterre – celui à main droite –, frappa d’estoc et fit saigner l’avant-bras de l’ogre. Mais la brute supporta la piqûre pour pouvoir se jeter à l’assaut. Elle souleva sa jambe massive et appuya la trajectoire de sa massue d’un prodigieux coup de pied qui heurta l’épaule de Drizzt, l’envoyant voler en tourbillonnant à trois mètres de hauteur ! Le drow s’écroula dans la neige.

Certes, il avait commis une erreur. Il ne pouvait que se réjouir qu’elle ait eu lieu à l’extérieur, où il pouvait vite se remettre. S’il avait subi ce coup dans la tour, il ne serait sans doute resté de lui qu’une traînée rouge sur un mur de pierre…

 

* * *

 

Ils virent le signal du drow, mais ni Bruenor ni Catti-Brie n’étaient d’avis d’abandonner Drizzt à sa poursuite de l’ogre, jusqu’au moment où ils entendirent appeler à l’aide, un cri perdu, pitoyable, issu de l’intérieur du bâtiment.

— Tu fais gaffe de tirer au-dessus d’ma tête, hein ! cria le nain à sa fille.

Il se pencha en avant et avança vers la porte de la tour, gagnant à chaque pas en vitesse, en fureur. Catti-Brie, quelques mètres derrière, avait du mal à suivre, Taulmaril déjà en main, ferme et prêt.

Bruenor chargeait sans aucun effort pour être discret. Rien d’étonnant, donc, qu’il se fasse accueillir sur le seuil par une autre créature massive ! Il porta un bon coup de sa hache. La flèche de Catti-Brie atteignit la brute à la poitrine. Les deux coups combinés, joints à l’inertie du mouvement du nain, permirent à Bruenor de forcer le barrage. Il se retrouva à l’intérieur de la tour.

Son adversaire, visiblement un demi-ogre, et pas des plus fluets, n’était pas fini, loin de là. Il contre-attaqua avec sa massue dont il frappa sèchement l’épaule du petit homme.

— C’est tout c’que tu peux faire ? beugla celui-ci.

En fait, il avait trouvé le coup rude ! Mais, sans se laisser vaincre par la douleur, Bruenor fit décrire à sa hache un arc horizontal.
Le demi-ogre tituba hors de portée, revint à l’attaque juste après… trop tôt. Le choc en retour le prit dans les côtes, stoppant net l’assaut.

Le monstre cherchait à se stabiliser, ce qui permit au nain de prendre son temps pour se mettre en position et recommencer. Le coup suivant ne fut pas donné avec le plat de la lame, mais bien son côté coupant, tant de fois ébréché ! Il infligea une sérieuse entaille au torse de la créature.

Cependant, Bruenor n’eut pas la possibilité de célébrer tout de suite sa victoire apparente : un deuxième demi-ogre bondissait déjà depuis l’escalier. Il heurta de plein fouet son complice à l’agonie et s’écroula, avec lui, sur le nain qui se retrouva enfoui sous près d’une tonne de chair et de carcasse.

Là, il avait grand besoin de Catti-Brie, mais il entendit alors un cri venu d’au-dessus. Il ne devait pas être le seul !

 

* * *

 

À l’arrière de la tour, plaqué contre le mur, l’oreille à l’affût, Régis ne perdit rien de la charge de son ami. Il ne tenait guère à s’approcher de cette action-ci : la tactique du nain était des plus directes, faisant appel à la force pure. Muscles contre muscles, coup pour coup.

S’il s’aventurait dans ce genre de joute, le halfelin ne survivrait pas longtemps.

Un hurlement au-dessus de lui lui transperça le crâne. Il se mit à escalader le mur, une prise après l’autre dans la pierre froide, fissurée. À mi-chemin du sommet, ses pauvres petits doigts étaient déjà écorchés, ils saignaient, pourtant Régis poursuivit – et vite –, choisissant judicieusement son trajet. Il approchait.

Il entendit un glapissement, un craquement, des bruits intimidants de lutte. Il monta en toute hâte, faillit tomber, se rattrapa au tout dernier moment grâce, et pas qu’un peu, à sa chance.

Enfin sa main atteignit le sommet de la tour ; il jeta un coup d’œil pour voir et eut presque envie de repartir en sautant par où il était venu.

 

* * *

 

Le malheureux Donbago criait à présent sans discontinuer. Il ne pensait plus qu’à garder la trappe close, fermer les yeux et chasser de son esprit toute cette horreur. Il avait de l’expérience comme guerrier, oui, avait vu sa part de combats, avait perdu bien des amis…

Jamais son frère.

Il savait dans son cœur que Jeddith était tombé, sans doute mort ; que la tour était perdue, qu’il ne pouvait espérer d’issue… Peut-être que s’il restait là suffisamment longtemps, s’il réussissait à bloquer la trappe de son corps, les brutes s’en iraient. Après tout, les ogres ne sont réputés ni pour leur persévérance ni pour leur intelligence.

La plupart.

Donbago ne remarqua pas tout de suite la chaleur, alors même qu’il sentait une odeur de cuir en combustion. Il ne comprit pas avant qu’une vive douleur s’éveille dans son dos ! Par réflexe, il voulut s’écarter, mais arrêta vite son mouvement. Il lui fallait continuer à peser sur la trappe.

Il voulut se remettre en position. Le métal était chaud – brûlant !

Les ogres en dessous devaient y appliquer des torches.

Donbago sauta à pieds joints sur la plaque dans l’espoir que ses bottes l’isoleraient. Il entendit un peu plus tard le cri d’un de ses compagnons qui quittait l’édifice par la porte en bas.

Il sautillait désormais, ses bottes fumaient. Il regarda autour de lui, désespéré, en quête d’un objet qu’il pourrait disposer à sa place pour bloquer l’issue… peut-être une pierre déchaussée d’un créneau.

Il s’envola quand une brute de l’autre côté frappa le métal d’un coup énorme ! Un deuxième coup juste après, avant qu’il ait pu retrouver sa place, souleva soudain la trappe. Un des monstres en surgit à toute vitesse, manifestement poussé par un congénère.

Le soldat souffrait beaucoup des os brisés de sa face, mais il n’hésita pas à se jeter dans l’action avec fureur. À chaque coup enragé, il pensait à son frère. Il parvint à toucher deux fois l’ogre, qui parut plutôt désarçonné par cette férocité, mais voilà qu’une autre créature émergeait ! Deux massues énormes le visaient, un aller-retour après l’autre.

Donbago plongea, évita, sans même essayer de parer ces coups beaucoup trop puissants. Son assaut désespéré lui permit d’infliger encore une sérieuse blessure à la première brute et de la jeter à terre.

Mais lui aussi fut frappé, dans le dos. Son épée vola. Avant même qu’il ait pu reprendre ses esprits, le courageux soldat sentit qu’une poigne irrésistible le saisissait à la cheville.

En un instant, il se retrouva maintenu en l’air la tête en bas, au bout du bras massif d’un ogre.

 

* * *

 

Drizzt roula sur la neige sans chercher à combattre le mouvement qui l’y avait jeté, mais au contraire l’accompagna, afin que ce coup de pied donné par l’ogre lui permette de s’éloigner le plus possible de son formidable adversaire. Il comptait en se relevant pouvoir prendre la mesure du monstre pour mieux l’affronter, se retrouver en terrain mieux connu. Il pensait que sa sous-estimation de l’ennemi était seule en cause pour expliquer que celui-ci ait pu l’atteindre si vite… il avait dû commettre une grave erreur.

Les surprises n’étaient pas terminées : quand le drow, enfin, se remit en position pour se relever, il constata que l’autre l’avait suivi. Il fonçait sur lui pour un nouvel assaut furieux.

Cette brute se déplaçait bien trop vite. Drizzt avait de nombreuses fois combattu des ogres, et ces créatures empotées ne bougeaient pas à une telle allure !

La massue s’abattait déjà, venue de la gauche en hauteur, obligeant le drow à se rabattre sur la droite. L’ogre arrêta très vite son mouvement pour faire adopter à son arme une trajectoire verticale, comme pour couper du bois. Il tenait le gourdin à deux mains. Il l’abaissa droit sur l’emplacement où l’elfe noir allait aboutir, avec une force irrépressible. Drizzt n’avait aucune chance de bloquer ou même de dévier un tel impact.

Il plongea en une roulade arrière sur la gauche, se releva pour faire retraite rapidement dans la même direction, espérant pouvoir s’écarter enfin de la brute. Il pivota, prêt à l’action, et n’aurait guère été surpris de voir son ennemi encore sur ses talons.

Mais, cette fois, l’ogre était resté sur place. Il regarda le drow en souriant, puis sortit de sa ceinture une fiole de céramique. Drizzt remarqua plusieurs emplacements vides à la ceinture du monstre, destinés à accueillir d’autres récipients. La bête cala la flasque dans sa bouche, brisant le goulot entre ses dents pour en libérer le contenu.

Les bras de la créature se mirent tout de suite à gonfler, chargés d’une force nouvelle, équivalant à celle d’un véritable géant !

En fait, ce nouveau développement apporta un réel soulagement à Drizzt. L’énigme était résolue : l’ogre, de toute évidence, avait pris auparavant une potion de rapidité, il venait de se doper avec une de force, et il en disposait sûrement d’autres encore, munies de propriétés magiques diverses. À présent qu’il comprenait mieux ce qu’il se passait, l’elfe noir avait de meilleures chances d’anticiper.

Drizzt déplorait d’avoir invoqué Guenhwyvar la nuit précédente : la magie de la figurine, pour l’instant, était épuisée. Il ne pouvait appeler la panthère à un moment où son aide aurait été bien utile !

L’ogre se ruait sur lui, agitant sa massue dans tous les sens, hurlant de rage, savourant déjà ce doux massacre. Le drow se baissa, à genoux ; il n’avait pas le choix, sinon la brute l’aurait vaincu sur-le-champ.

Mais, à présent, il avait un plan. La créature se déplaçait bien plus vite qu’elle en avait l’habitude, et sa force prodigieuse allait entraîner sa massue dans un mouvement à l’inertie incontrôlable. Peut-être était-il possible d’utiliser son assaut même contre la bête, de dérouter l’ogre pour le déséquilibrer et se ménager ainsi des ouvertures.

Drizzt se leva donc, dérapa sur le côté (ou du moins en donna l’impression), puis se corrigea très vite pour se ruer en avant, portant un coup sérieux à la jambe du monstre au moment où il passait, emporté par son élan.

L’ogre saignait à peine ! On aurait cru que ce n’était pas sa peau qui avait absorbé l’impact de cet assaut habile.

Le drow réfléchit très vite. Il avait entendu parler de potions qui avaient précisément cet effet, qui pouvaient renforcer à divers degrés la résistance du corps…

— Ah, Guen ! s’écria Drizzt.

Le combat s’annonçait vraiment rude.

 

* * *

 

Le nain se demandait s’il n’allait pas tout simplement suffoquer sous le poids combiné de ces deux corps, surtout celui, inerte, de l’ogre déjà défait. Il se tortilla, rassembla ses jambes, s’efforça de trouver un appui stable, poussa de toutes ses forces, ses muscles courtauds puissamment ramassés.

Il parvint à sortir la tête de sous le bassin de la brute abattue, mais dut la rentrer sur-le-champ : l’autre, toujours sur le monstre à l’agonie, avait lancé dans sa direction sa grosse main avide.

Ensuite, le demi-ogre insinua ses doigts sous la masse de chair à la poursuite du nain. Bruenor, les bras plaqués contre le corps, ne pouvait éviter qu’on le saisisse…

Aussi mordit-il la main importune comme un chien en colère, ferma les dents sur les phalanges du monstre qu’il broya.

Le demi-ogre hurla, voulut retirer ses doigts, mais la mâchoire opiniâtre du nain ne lâcha pas. Bruenor s’accrochait avec férocité. La brute s’écarta en rampant de son congénère mourant, pivota pour avoir une meilleure assise, souleva enfin le bassin de l’autre et tira de toutes ses forces, amenant le petit homme au bout de son bras.

Il souleva l’autre pour frapper le nain qui, dégagé, saisit à deux mains, sans perdre un instant, le membre immobilisé de son adversaire. Sans renoncer à mordre, il contourna en courant le monstre dont il tordit le bras.

— T’as tout gagné ! cria-t-il, relâchant enfin sa bouchée.

Le demi-ogre se retrouvait déséquilibré, désorienté pour quelques instants, face à la porte ouverte. Bruenor fonça en avant et de toutes ses forces, dans un irrésistible élan, poussa la brute vers le seuil, la lui fit passer.

Une flèche de Catti-Brie s’enfonça en plein dans le torse du monstre.

Celui-ci tituba vers l’intérieur, mais ne put achever son mouvement. Le nain, de son côté, une fois la poussée donnée, avait fait quelques pas en arrière, frotté ses lourdes bottes sur le sol pour reprendre son élan, et s’était de nouveau rué en avant, bondissant au moment où la créature reculait. Il la heurta violemment au bas du dos.

Le demi-ogre, étourdi, repassa la porte et reprit une nouvelle flèche dans la poitrine.

Il tomba à genoux. Ses mains tremblantes serraient les deux manches surgissant de sa chair.

Catti-Brie lui planta un projectile en pleine face.

— Y en a d’autres dans l’escalier ! lui glapit Bruenor. Allez, fifille, j’ai besoin d’toi !

La jeune femme se précipita, prête à passer le monstre qu’elle venait d’abattre, mais entendit alors un autre cri venu du dessus. Levant les yeux, elle vit un homme en train de se débattre, gémissant la tête en bas au-dessus du vide. Un énorme demi-ogre le tenait par les chevilles.

Taulmaril se leva, visant la figure du monstre ; Catti-Brie pensait que l’homme avait toutes les chances de survivre à une chute dans la neige très épaisse de ce côté de l’édifice, et aucune s’il restait entre les mains de son bourreau.

Mais le demi-ogre l’avait aperçue ! Arborant un mauvais sourire, il brandit son arme – une massue monumentale –, s’apprêta à porter à l’homme à sa merci un coup qui l’achèverait sûrement.

Catti-Brie ne put retenir un cri.

 

* * *

 

Au sommet de la tour, à l’arrière, Régis l’entendit. Le malheureux soldat se retrouvait dans une situation des plus précaires ! Mais le halfelin n’avait pas le temps d’arriver jusqu’au monstre, et même dans le cas contraire, quelle chance avait-il, avec sa dérisoire petite arme, contre la créature imposante ?

Le deuxième demi-ogre, blessé par le courageux soldat mais non complètement abattu, rejoignait son congénère. Il se précipitait sur le toit sans prendre garde au halfelin qui observait la scène par-dessus le créneau.

Par pur instinct (s’il y avait réfléchi, Régis se serait sans doute évanoui de peur avant d’agir), le petit homme passa le muret crénelé et s’avança, mi-courant, mi-glissant, passa droit entre les jambes de la créature en pleine course. D’abord les talons, puis les orteils.

Le demi-ogre trébucha, portant dans sa chute un sérieux coup de pied au malheureux halfelin bousculé, maltraité, qui s’envola brièvement.

La brute ne contrôlait plus sa trajectoire. Elle tomba la tête la première contre le dos de son complice.

 

* * *

 

Catti-Brie ne voyait pas d’autre solution que de prendre le risque de lâcher vite une flèche, comme elle avait fait contre la femme pirate qui détenait Colson dans la demeure du capitaine Deudermont.

Le demi-ogre, apparemment, avait anticipé la tentative. Renonçant pour l’instant à frapper l’homme à sa merci, il recula. Le projectile fendit l’air sans dommage.

La jeune femme broncha. Elle pensait le malheureux soldat perdu. Mais, avant qu’elle puisse installer une autre flèche, le monstre revint subitement très en avant du muret délimitant le toit ! Il lâcha sa proie qui tomba en hurlant dans la neige. Lui aussi dégringola, agitant des mains impuissantes.

 

* * *

 

S’efforçant en hoquetant de reprendre son souffle, les côtes meurtries, le halfelin se remit péniblement debout pour faire face au demi-ogre qu’il avait fait trébucher. La créature monstrueuse lui jetait un regard terrible de menace, prometteur d’une mort abominable.

Elle grogna, fit un pas immense vers son adversaire.

Régis jeta un coup d’œil à sa petite masse d’armes, si dérisoire face à la force brute de l’être qu’il s’apprêtait à affronter, soupira et la lâcha. Le halfelin, la capuche en folie, pivota d’un bloc et courut vers l’arrière de la tour en criant à chaque pas. Il savait bien quel précipice attendait de l’autre côté du muret : dix bons mètres, et en bas de la pierre balayée par les vents, presque sans neige contrairement au sol devant la tour.

Le petit homme ne ralentit pas, bondit par-dessus l’obstacle. Sans diminuer l’allure lui non plus, rugissant de rage en continu, le demi-ogre plongea tout de suite après.

 

* * *

 

La position plus basse de Bruenor se révéla un avantage quand il chargea la brute installée sur l’escalier incurvé ; elle abattit sa massue droit sur le nain, mais celui-ci leva au-dessus de sa tête, en un angle idéal, son superbe bouclier portant l’emblème habituel du clan Marteaudeguerre, la fameuse « chope écumante ». Bruenor avait suffisamment de force dans les bras pour encaisser et dévier l’impact.

Son adversaire fut moins heureux quand il s’agit de résister à la contre-attaque ! Un balayage puissant de la fidèle hache du nain lui brisa l’os de la cheville et creusa dans la chair une profonde entaille. La créature hurla de douleur, baissa d’instinct la main pour la plaquer sur sa blessure. Bruenor se rapprocha le plus possible du mur et franchit trois marches d’un bond, ce qui le situa un degré plus haut que l’ennemi penché en avant. Il se tourna, se campa, planta son bouclier contre la brute qui se tournait pour l’affronter, et enfin poussa de toute la force de ses jambes courtaudes aux muscles solides.

Le demi-ogre dévala l’escalier. La chute ne représentait pas grand-chose, mais le pauvre monstre, en voulant retrouver l’équilibre, atterrit précisément sur sa cheville cassée. Il s’effondra sur le côté dans un glapissement.

Sa vision brouillée par la douleur s’éclaircit un instant plus tard. Un nain à la barbe rouge volait vers lui, la bouche béante lâchant un rugissement de rage primitive, le visage tordu d’une fureur impatiente, la hache démoniaque fermement tenue à deux mains.

Le petit homme heurta l’adversaire de plein fouet, abattit son arme d’un coup irrésistible, partageant en deux la tête du demi-ogre.

— Ça fait mal, hein ? grommela-t-il en se remettant debout.

Il considéra les débris sanglants collés à la lame, fit la grimace, puis haussa les épaules avant d’essuyer le métal sur la tunique de fourrure sale de la bête.

 

* * *

 

Drizzt s’adossa à un arbre, se pencha en avant, fit une roulade pour éviter un autre coup retentissant.

La massue de l’ogre frappa la plante encore jeune et se révéla plus solide qu’elle. Le bois vivant éclata.

Le drow poussa un grognement à la vue de l’arbrisseau qui s’abattait ; il imaginait à quoi son corps svelte aurait pu ressembler s’il ne s’était pas écarté à temps. Mais il n’avait pas le temps de se perdre en spéculations ! L’ogre, bénéficiant d’une vitesse accélérée, soulevant comme un rien sa massue monstrueuse grâce à ses muscles doués de la force d’un géant, le suivait de près. Il bondit par-dessus l’arbre abattu, balança encore son arme.

Drizzt se jeta face contre terre dans la neige, la massue siffla au-dessus de lui. Avec une grâce et une vivacité étonnantes, il ramassa ses jambes sous lui et bondit par-dessus le retour immédiat de l’arme qui arrivait par le côté, en diagonale, en plein sur l’endroit où l’elfe noir s’était allongé. En l’air, le héros ne pouvait donner beaucoup de force à ses propres impacts, mais il imprima à ses cimeterres des coups d’estoc alternés, piquant de leurs pointes dans le torse massif de l’ogre.

Il atterrit avec légèreté, sauta de nouveau, très vite, pivotant en même temps qu’il évitait par en haut la massue. À l’atterrissage suivant, il inversa subitement la direction de son mouvement, portant un coup appuyé de sa lame contre le ventre de l’ogre. Là encore, la blessure infligée ne fut pas à la hauteur de ses espoirs, mais il ne servait à rien de prendre le temps de s’en lamenter ! Il passa derrière son adversaire, changea la prise sur son arme à main droite, en frappa durement l’arrière du véritable tronc d’arbre qu’était la jambe du monstre.

Puis il courut droit devant, bondit par-dessus un autre arbre abattu, contourna ensuite deux chênes couplés avant de se retourner pour faire face à l’ogre qui, bien sûr, chargeait.

La brute se mit à le pourchasser autour des deux arbres, mais le drow avait un avantage, car lui, contrairement au monstre à sa poursuite, pouvait passer entre les deux troncs proches. Drizzt établit un début de routine dans la poursuite, laissa l’ogre s’y habituer, puis surgit entre les arbres, fonçant sur son ennemi sans lui laisser le temps de se tourner pour se mettre en position défensive.

Il frappa encore, un coup d’estoc, un coup de taille. Après ce dernier impact porté de la main droite, il prolongea son mouvement en effectuant un cercle complet avant de filer une fois de plus droit devant, la brute hurlante après lui.

L’action continua ainsi plusieurs minutes : Drizzt frappait, battait en retraite, etc. Il espérait fatiguer l’ogre et aussi épuiser l’effet sans doute provisoire des potions.

Il portait coup mineur sur coup mineur, sans perdre de vue que l’élégance importait peu dans ce combat. Il n’y aurait pas de jury impartial pour accorder la victoire au guerrier le plus habile ! Cette bataille irait jusqu’à la mort, et toute la beauté des mouvements précis et des coups bien ajustés n’empêcherait pas que le seul impact important serait le dernier. Avec la force brute de la créature face à lui, avec les images terribles évoquées par un autre malheureux arbre abattu sous un coup irrésistible, le drow le savait bien : le premier heurt direct que le monstre parviendrait à lui infliger serait très probablement l’ultime.

Drizzt plongea dans un précipice, atterrit en roulant sur la pente neigeuse, glissa sur le dos jusqu’en bas. Il se releva très vite, pivota pour faire face à l’ogre. Il comptait porter un nouveau coup, si tout allait bien… peut-être, sur ce terrain défavorable, devrait-il encore se contenter d’esquiver, de courir.

Mais l’ennemi n’était pas là. Le drow comprit soudain qu’il avait choisi d’user différemment de ses vitesse et force accrues : il venait de toucher le sol derrière lui !

L’ogre avait lui aussi plongé dans le précipice, mais en bondissant par-dessus l’elfe noir glissant sur la pente.

Drizzt avait commis une nouvelle erreur.

 

* * *

 

Le demi-ogre étonné atterrit sur le dos à quelques mètres de la tour et du prisonnier qu’il avait lâché ; il se releva très vite, apparemment indemne.

Catti-Brie précéda sa charge d’une nouvelle flèche étincelante dans le ventre du monstre, puis jeta son arc pour dégainer Khazid’hea. L’épée féroce l’exhortait par télépathie à dépecer la sale bête.

La créature plaqua une main sur sa blessure, voulut saisir la jeune femme de l’autre ; elle tâchait apparemment de la stopper dans sa charge. L’éclair de Khazid’hea mit fin à cette possibilité. Des doigts tranchés volèrent un peu partout.

Catti-Brie se battait avec fougue, prenant d’emblée l’avantage sans le céder un seul instant. Elle faisait siffler sa lame, ralentissait à peine pour aligner ses coups.

Inutile, avec cette épée.

Les vêtements épais en cuir durci du demi-ogre furent découpés comme un fin parchemin, de brillants traits rouges marquèrent partout sa peau en quelques instants.

La brute parvint tout de même à lancer un coup de poing, mais Khazid’hea, toujours présente, l’intercepta de sa lame acérée, séparant en deux jusqu’au poignet la main projetée !

La créature hurla à pleins poumons.

Ce cri s’interrompit un peu plus tard quand la jeune femme brandit bien haut son épée et trancha la gorge de l’ennemi. Le demi-ogre s’écroula, Catti-Brie bondit juste à côté, tailladant sans trêve le monstre.

— Fifille ! s’écria Bruenor étonné, épouvanté. (Il venait de quitter la tour pour voir sa chère Catti-Brie couverte de sang. Il courut vers elle, faillit se faire couper en deux quand elle se tourna vers lui, Khazid’hea étincelante.) C’est ta fichue épée ! glapit-il.

Il recula, leva les bras en un geste de défense. La jeune femme s’arrêta net, regarda avec horreur sa dangereuse lame.

Le nain avait raison. Dans ce moment de rage abominable qu’elle avait ressentie à la vue de l’homme tombant de la tour, ce moment où elle s’en était voulu de cette chute à cause de sa flèche perdue, Khazid’hea, l’arme consciente et malveillante, était parvenue à s’insinuer dans ses pensées une fois de plus, à la pousser à une frénésie de meurtre.

Catti-Brie éclata de rire (que faire d’autre ?). Ses dents blanches formaient un contraste grotesque avec son visage ensanglanté. Elle abattit l’arme dans la neige.

— Fifille ? demanda prudemment Bruenor.

— Un bain nous ferait pas de mal, commenta la jeune femme qui avait retrouvé tous ses esprits.

 

* * *

 

Régis, accroché du bout des doigts au sommet de la tour, se demanda si le demi-ogre avait seulement compris son erreur quand il s’envolait au-dessus de lui, les membres follement agités tandis qu’il dégringolait vers la pierre en bas. La brute atterrit dans un grognement étouffé, son corps rebondit une ou deux fois.

Le halfelin reprit pied sur le toit, regarda en bas. Le demi-ogre, têtu, tâchait de se relever. Il trébucha, tomba, voulut encore se mettre debout.

Le petit homme ramassa sa petite masse d’armes, visa. Il appela d’un sifflet la brute, et sut admirablement synchroniser ses actions : la bête leva les yeux juste à temps pour recevoir l’arme projetée en plein dans la figure. Un craquement retentissant résonna, comme du métal qui frappe la roche, et le monstre resta immobile un bon moment, le regard toujours sur Régis.

Celui-ci retint son souffle ; une masse qui tombait de plus de dix mètres ne provoquait donc pas plus de dommages ?

Si. La créature s’effondra et ne bougea plus.

Un frisson parcourut l’échine menue du halfelin. Il prit le temps de reconsidérer ses actions dans cette bataille. L’étonnant était déjà qu’il s’y soit engagé alors que rien ne l’y obligeait ! Régis s’efforça avec conviction de ne pas voir les choses sous cet angle, il se répéta à plusieurs reprises qu’il avait agi en accord avec les préceptes de ses amis, de ses très chers compagnons en qui il avait toute confiance. Ils risquaient leur vie sans hésiter une seconde pour apporter leur aide à qui en avait besoin.

Ce n’était ni la première fois ni la dernière que le halfelin se demandait s’il n’aurait pas intérêt à mieux choisir ses fréquentations.

 

* * *

 

Drizzt ne pouvait qu’essayer de deviner quelle direction choisirait l’ogre pour porter son coup dévastateur. S’il se trompait, il connaîtrait sa fin ! Dans la fraction de seconde qu’il avait pour se décider, tout se fit clair ; d’instinct, l’excellent guerrier analysa le style de combat du monstre. Sans conteste, il avait attaqué chaque fois par un coup diagonal de gauche à droite.

Le drow se déporta donc sur la gauche ; les anneaux magiques à ses chevilles accélérèrent encore son mouvement.

La massue passa juste derrière lui, le heurtant de côté tandis qu’il pivotait et bondissait. Il trébucha, glissa au ralenti. La neige amortit sa chute, mais, en se relevant, il constata qu’il ne tenait plus qu’un cimeterre. Il avait le bras droit complètement engourdi, l’épaule et le flanc très douloureux. Le drow baissa les yeux, eut une grimace : l’articulation était de toute évidence déboîtée.

Drizzt n’avait guère de temps, l’ogre venait déjà sur lui… mais, et cela redonna un peu d’espoir à son adversaire, il ne bougeait plus aussi vite.

L’elfe noir fonça, pivota au dernier moment, se jeta carrément de dos contre un arbre afin de remettre son épaule en place. Une vague de douleur lui tourna l’estomac, fit tournoyer des points noirs devant ses yeux. Il faillit s’évanouir ; mais, s’il se laissait aller, l’ogre le dépècerait !

Il contourna le tronc, s’écarta pour gagner un peu de temps. Voyant avec quelle facilité il distançait désormais la brute, il sut qu’au moins une des potions ne faisait plus effet.

À chaque pas, Drizzt reprenait un peu plus courage. La douleur dans son épaule diminuait déjà, et il sentait de nouveau ses doigts. Il choisit une trajectoire détournée qui le ramena au cimeterre qu’il avait lâché plus tôt, tandis que l’ogre pas bien malin, se voyant déjà vainqueur, le poursuivait toujours.

Le drow s’arrêta, se tourna vers son ennemi, le transperça de ses yeux lavande étincelants. Juste avant que les deux combattants soient assez près pour s’affronter, leurs regards se croisèrent, et l’assurance du monstre parut fondre.

Cette fois, Drizzt ne sous-estimerait pas l’ennemi.

Il se précipita en avant, le regard toujours rivé à celui du monstre. Ses lames semblaient se mouvoir d’elles-mêmes, en parfaite harmonie, avec une vitesse prodigieuse, bien trop vite pour l’ogre dont la rapidité magique avait disparu et dont la force de géant se réduisait déjà. Il ne pouvait pas suivre. Il voulut attaquer pour déborder l’elfe noir, portant un coup rageur, mais Drizzt se trouvait derrière lui avant qu’il ait pu achever son mouvement. La potion qui l’avait protégé des impacts des cimeterres avait elle aussi cessé de fonctionner.

Oui, cette fois Scintillante et Glacemort s’enfoncèrent toutes deux profondément, l’une transperçant le rein et l’autre tranchant le jarret !

Drizzt œuvrait avec une efficacité fougueuse, attaquait le monstre de tous côtés, frappait d’estoc et de taille, et ses coups, chaque fois, touchaient une zone vitale.

Il ne fallut guère de temps ensuite pour que le drow victorieux pose ses lames. À présent que l’adrénaline apportée par le combat s’épuisait, son bras droit s’engourdissait de nouveau. Titubant à chaque pas, se maudissant d’avoir cru si longtemps l’adversaire facile, Drizzt retourna à la tour. Il y trouva Bruenor et Régis assis sur le seuil, l’air tous deux assez fatigué. Catti-Brie, couverte de sang des pieds à la tête, soignait un homme blessé, encore étourdi.

— On sera malins si on trouve le moyen de s’faire tuer à mort avant même de dénicher cette Kree ! maugréa le nain.

La Mer des Épées
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